Les femmes et le jazz

Depuis 2017, je m'intéresse à la question de l'égalité femmes-hommes dans le jazz à travers diverses conférences, articles, tables rondes, etc. Ci-dessous, un extrait de ma dernière conférence, prononcée au festival Jazzèbre à Perpignan, le 15 octobre 2022.

Le jazz, une musique d’hommes

Le jazz s’est longtemps défini et se définit encore comme une musique d’hommes. Par rapport à d’autres musiques, il se démarque par l’importance historique qu’y a tenu une certaine mythologie masculine : la tradition des jam sessions est empreinte d’une forte dimension compétitive ; les valeurs classiques du jazz correspondent à des valeurs viriles (rapidité, virtuosité technique, performance physique, entreprise de soi, etc.) ; et, comme dans les autres domaines de la vie, les quelques femmes qui ont joué un rôle important dans cette musique ont soigneusement été effacées de l’histoire.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le classique : « Elle joue bien pour une femme ! » n’a pas complètement disparu. Il y a encore quelques années, on a clairement fait comprendre à l’une des musiciennes interrogées dans mon enquête que son principal rôle sur scène n’était pas de bien jouer mais d’être « sexy » ; et on m’a rapporté que quelqu’un aurait dit que « les femmes ne peuvent pas jouer de jazz car leur cerveau n’est pas fait comme celui des hommes ». Pour d’autres remarques de ce type, je vous conseille d’aller voir le site « Paye ta note », animé par Agathe Thorez, qui compile des remarques sexistes effarantes issues du monde de la musique, tous genres confondus.

Cependant, ce genre de remarque reste relativement minoritaire, voire marginale. Même si on observe encore parfois des sursauts archaïques, la misogynie ouverte et l’exclusion pure et simple des femmes au seul titre qu’elles sont des femmes sont à peu près révolues. On ne m’a jamais disqualifiée directement parce que j’étais une femme. En revanche, ce qui n’est pas marginal, c’est l’arsenal de stratégies déployé pour signifier aux femmes qu’elles n’ont pas ou pas vraiment leur place dans le jazz.

Le poids de la féminité

Par rapport aux hommes, les femmes doivent faire face à un obstacle supplémentaire dans leur parcours : les stéréotypes négatifs qui pèsent sur elles. Certains de ces stéréotypes sont aussi partagés par les femmes — les comportements sexistes ne sont malheureusement pas réservés aux hommes, loin de là. Le réflexe le plus largement partagé par les hommes comme par les femmes est de considérer qu’une femme est incompétente par défaut. Le résultat est l’obligation de devoir constamment faire ses preuves, quand bien même on serait une artiste brillante et reconnue. Fréquemment réduites à leur apparence (sinon carrément à des objets sexuels) les femmes sont très souvent perçues avant tout comme des femmes.

Le principe est simple : soit vous êtes une femme féminine, et on ne vous prend pas au sérieux ou on vous reproche d’en jouer pour avoir des concerts ; soit vous êtes un garçon manqué, et on vous reproche de ne pas mettre de robe sur scène, c’est-à-dire de ne pas être une « vraie » femme. Dans tous les cas, vous avez perdu. Autant de pressions auxquelles les hommes n’ont jamais à faire face.

Voici une liste non exhaustive de choses qui arrivent encore aux femmes dans le monde du jazz — et ailleurs — en 2022. Quand vous êtes une femme, les hommes sont susceptibles de : parler à votre place ; s’adresser à l’homme qui est avec vous et pas à vous ; vous expliquer des choses que vous savez déjà ; ne pas vous écouter, ni quand vous parlez, ni quand vous jouez ; chercher une validation masculine à vos suggestions ou remarques ; faire des commentaires sur votre apparence ; laisser entendre ce qu’ils aimeraient bien vous faire dès la première rencontre ou dans un contexte totalement inapproprié ; laisser leurs mains un peu trop longtemps dans des endroits où elles ne devraient pas être du tout (les hanches par exemple) ; faire des blagues sur vous en votre présence, soit en faisant comme si vous n’étiez pas là, soit en vous regardant dans les yeux, par provocation ; ou simplement être gêné par votre présence, considérée comme intrusive parce qu’elle les empêche d’être entre mecs.

Au festival Jazzèbre, Perpignan, 2022

Certains de ces comportements sont très nettement amplifiés par la présence de témoins mâles. À l’inverse, un homme charmant en société — en particulier devant ses copains — peut se révéler insistant ou abusif en privé.

Je ne suis pas musicienne, mais toutes ces choses (sauf une) me sont personnellement déjà arrivées. Par exemple je ne compte plus le nombre d’hommes qui, après appris que j’étais journaliste de jazz, ont entrepris de m’expliquer l’histoire de cette musique. J’ai également remarqué une nette différence de comportement quand je me déplace (en concert, en festival, etc.) seule ou accompagnée : dès que je suis accompagnée, on ne s’adresse plus à moi directement, mais à l’homme qui est avec moi. Je peux vous dire que la sensation de ne pas exister, ou alors juste au stade d’enfant, est extrêmement curieuse, et pas franchement agréable.

À ces comportements épars s’ajoute le phénomène de la cooptation masculine : comme dans cette musique chacun est susceptible d’être leader dans un groupe et sideman dans un autre, les musiciens s’appellent les uns

Animation de la table ronde "Les femmes dans le monde du jazz : à la recherche d'une représentation paritaire" au festival Constellations, Paris, 2022. Avec, de droite à gauche : Alexandra Grimal (saxophoniste), Émilie Delorme (CNSM), Margaux Hardoin (ex-Grands Formats), Tatiana Paris (guitariste), Nadia Ratsimandresy (Futurs Composés), Hannah Tolf (chanteuse) et Émilie Lesbros (chanteuse).

les autres pour jouer ensemble selon leurs affinités personnelles et leurs envies artistiques, de manière libre et informelle. Jusque là, tout est normal. Sauf que dans un très large nombre de cas, les femmes sont oubliées. On ne pense tout simplement pas à elles, car elles ne font souvent pas partie des « copains ». Résultat, pour être sûres d’avoir du boulot, les musiciennes sont très souvent obligées de devenir leadeuses de leur propre groupe — autrement dit, de devenir leur propre patronne.

Tout cela a pour effet d’exclure les femmes du groupe humain, amical, professionnel en train de se constituer — sur scène, dans les loges, dans le public —, une exclusion dont les hommes bénéficient, à titre social, professionnel et personnel. Toutes ces choses ont également pour effet de faire sentir aux femmes qu’elles sont illégitimes, qu’elles n’ont pas leur place dans ce milieu.

Lire la conférence en entier ici.